dimanche 17 février 2008

Le débat Piaget/Chomsky

JEAN-FRANÇOIS DORTIER

En 1975, une rencontre historique opposa Jean Piaget et Noam Chomsky. Le psychologue et le linguiste confrontèrent leurs théories de l'acquisition du langage chez l'enfant.

Le cadre : octobre 1975, à Royaumont (Val-d'Oise), dans une magnifique abbaye cistercienne transformée en centre culturel, le Centre Royaumont pour une science de l'homme.

Les acteurs : Jean Piaget, le célèbre psychologue genevois, âgé de 79 ans. Longs cheveux blancs, sourire courtois, esprit vif et culture encyclopédique, il est l'une des grandes figures de la psychologie. Son contradicteur est Noam Chomsky, 47 ans, linguiste américain venu de Cambridge. Sa théorie de la grammaire générative a révolutionné la linguistique. Une pléiade de chercheurs - psychologues, linguistes, philosophes, neurologues... - participent au débat.

L'enjeu : confronter deux conceptions opposées de la genèse de la pensée et du langage, l'innéisme de Chomsky et le constructivisme de Piaget. Selon Chomsky, il existe des compétences mentales innées, inscrites dans le cerveau de l'homme, qui expliquent notamment ses capacités linguistiques universelles. Piaget soutient que les capacités cognitives de l'humain ne sont ni totalement innées, ni totalement acquises. Elles résultent d'une construction progressive où l'expérience et la maturation interne se combinent.

Premiers échanges

Comme l'ont proposé les organisateurs, le débat est préparé par un premier échange écrit. Piaget ouvre la discussion par un texte en sept points, qui résume sa théorie. La pensée ne fonctionne pas par un simple enregistrement des données (comme le supposent les empiristes) : pour saisir le réel, il lui faut des cadres mentaux. Mais ces cadres mentaux ne sont pas innés. La pensée se construit par étapes : de l'intelligence sensori-motrice, où l'action joue un grand rôle, au stade des opérations formelles, qui survient à l'adolescence.

Chomsky accepte d'emblée le cadre du débat. Il existe trois conceptions de la connaissance : l'empirisme, l'innéisme et le constructivisme. Piaget se définit lui-même comme constructiviste. Dans sa réponse, Chomsky se range sans équivoque dans la deuxième catégorie : « Jean Piaget qualifie très justement mes conceptions comme étant (...) une forme d'innéisme. » Et il ajoute aussitôt : « Précisément, l'étude du langage humain m'a amené à considérer qu'une capacité de langage génétiquement déterminée, est une composante de l'esprit humain... »

A son tour, Chomsky expose ses conceptions. Pour accéder à une grammaire précise (chinoise ou anglaise), l'enfant déploie une compétence particulière : découvrir les relations entre les mots, et groupes de mots, formant des phrases grammaticalement correctes. Tous les enfants du monde comprennent vite quelles sont les relations qui unissent le sujet (le chien) et son prédicat (aboie) ou les liens qui relient entre elles les grandes fonctions de la phrase : syntagme verbal et syntagme nominal.

Le but de la grammaire générative est de dévoiler ces règles profondes qui gouvernent la langue, ce noyau fixe, fondé sur des propriétés logiques, que l'enfant doit maîtriser pour pouvoir comprendre et produire des phrases. La rapidité avec laquelle il découvre ses propriétés, entre 2 et 5 ans, l'universalité de cette découverte (tous les enfants acquièrent le langage) suggèrent qu'il s'agit là d'une capacité innée, auquel l'humain est prédisposé. Les positions des deux auteurs sont donc clairement opposées. C'est à Piaget qu'il revient d'ouvrir le débat oral :

« Je suis d'accord sur le principal apport de Chomsky à la psychologie, le langage est un produit de l'intelligence ou de la raison et non pas d'un apprentissage au sens béhavioriste du terme. Je suis ensuite d'accord avec lui sur le fait que cette origine rationnelle du langage suppose l'existence d'un noyau fixe nécessaire à l'élaboration de toutes les langues (...). Je pense qu'il y a accord sur l'essentiel, et je ne vois aucun conflit important entre la linguistique de Chomsky et ma propre psychologie. »

D'entrée, Piaget fait une énorme concession théorique. Il admet que le langage repose sur une capacité logique à former des phrases grammaticalement correctes. Le débat doit donc porter sur l'innéité ou non de ce noyau fixe, cette capacité logique à produire le langage. Et il argumente : ce n'est pas parce qu'un comportement est universel et solidement enraciné qu'il est transmis héréditairement. Il se pourrait que certaines structures cérébrales et fonctions psychiques associées se stabilisent par une autorégulation, née de l'interaction entre le patrimoine génétique de l'espèce et l'expérience. L'hypothèse laisse sceptique François Jacob, prix Nobel de biologie, qui voit dans les thèses de Piaget un relent de lamarckisme.

Chomsky refuse de s'engager sur un tel terrain. Savoir si le noyau fixe est inné ou non, résulte ou non d'une mystérieuse autorégulation, ne constitue, selon lui, qu'un problème secondaire. La question est de savoir si ce noyau fixe existe, s'il est spécifique et s'il précède tout apprentissage. Les jeux semblent faits, car Piaget l'a admis un peu plus tôt...

Les échanges vont se poursuivre en gravitant autour de plusieurs questions : Peut-on prouver qu'une structure est innée ? Qu'une aptitude intellectuelle est déjà contenue en germe dans les stades initiaux ? Existe-t-il des mécanismes généraux du développement intellectuels ? A la question « peut-on vraiment prouver qu'une structure mentale est innée ? », Chomsky répond qu'il ne prétend pas vouloir démontrer l'innéité du langage. On ne peut pas « prouver », dit-il, que l'araignée tisse sa toile par instinct. Mais il est possible d'apporter des arguments convaincants qui « rendent plausible cette thèse ».

Pour lui, l'évolution du langage est comparable à celle de la vision. Il existe dans le cerveau des centres spécialisés qui concernent la vision des couleurs, des formes, du mouvement. Ces aptitudes à distinguer se développent par maturation progressive dans les premières semaines de la vie. Si on apprend bien à identifier tel ou tel objet, les dispositifs mentaux qui permettent de voir sont, eux, innés et hautement spécialisés. Chomsky se réfère alors aux travaux de David Hubel et Torsten Wiesel - deux biologistes dont les recherches commencent à faire grand bruit dans la communauté scientifique (1). Il en irait de même pour le langage. On apprend, certes, selon les cultures, des règles de grammaire et des lexiques de mots particuliers. Mais tout cela se fait à partir d'une capacité innée à organiser ces éléments entre eux.

Un test décisif

Piaget oppose alors à cette hypothèse un modèle concurrent. Si le langage apparaît vers 2 ans, ce n'est par seulement par une sorte de maturation interne. Son apparition a été préparée par plusieurs étapes de son développement intellectuel. L'accès au langage est conditionné par l'intelligence sensori-motrice. Elle se déploie au cours des deux premières années de la vie. Le tâtonnement physique expérimental permet à l'enfant de découvrir les objets, puis leurs relations, pour enfin accéder à une faculté d'abstraction dont le langage est une des expressions. La maîtrise de la langue est donc l'expression d'une intelligence générale, qui se développe par stades. On ne peut aborder les catégories abstraites que si on a d'abord le concret. La logique qui sous-tend les capacités d'organisation du langage se déploie par phases, du simple au général, du concret à l'abstrait.

Le biologiste Jacques Monod intervient alors. Bien que non spécialiste du sujet, le prix Nobel et président du Centre Royaumont s'intéresse de près à cette rencontre. Il suggère un test qui permettrait de trancher le débat. « Si le développement du langage chez l'enfant est étroitement associé à l'expérience sensori-motrice, on peut supposer qu'un enfant né quadriplégique aurait les plus grandes difficultés à développer son langage. » A-t-on étudié, demande-t-il, des cas semblables ? Bärbel Inhelder, proche collaboratrice de Piaget, psychologue à l'université de Genève, répond par la négative. Elle précise cependant que l'intelligence sensori-motrice pourrait passer de toute façon uniquement par des expériences acoustiques ou visuelles.

Jerry Fodor, un philosophe américain tenant des thèses de Chomsky, s'engouffre aussitôt dans la faille. « S'il suffit, pour que l'intelligence sensori-motrice entre en jeu, qu'il y ait à la limite un mouvement des yeux, (...) cela rend triviale la doctrine de l'intelligence sensori-motrice. »

Une théorie générale de l'apprentissage est-elle possible ?

J. Fodor présente alors sa propre contribution. Jeune philosophe, collègue de Chomsky au MIT (Massachusetts Institute of Technology) de Cambridge, il vient de publier Le Langage de la pensée, un ouvrage dans lequel il défend une conception computationniste de l'esprit humain. Selon lui, la pensée repose sur un ensemble de règles logiques, une sorte d'algèbre mental qui gouverne la plupart des fonctions mentales : l'intelligence, la perception et le langage. Il y développe notamment une thèse provocante qui « va à l'encontre de la pensée dominante des trois cents dernières années ». Il soutient tout simplement que l'apprentissage des catégories n'existe pas. Certes, on apprend les mathématiques, mais la logique qui les sous-tend est préalable. De la même façon, la capacité linguistique de construire des phrases est antérieure à l'apprentissage de telle ou telle langue.

Il faudrait alors admettre, rétorque Piaget, que l'on n'apprend pas les mathématiques. Les notions d'infini, les nombres négatifs, etc., seraient déjà présents chez l'enfant dès 5 ans, voire 2 ans, et même pourquoi pas chez l'animal ? Or, il est évident que ce sont des inventions récentes de l'humanité, liées à l'histoire des mathématiques.

Des inventions récentes certes, réplique J. Fodor, mais qui ne font pas appel à des capacités logiques nouvelles. La logique humaine existait avant qu'Aristote en formule les principes généraux. Il n'a fait que théoriser des règles accessibles à tous les humains. Descartes a raison d'affirmer que la raison est « la chose au monde la mieux partagée ». L'enfant n'apprend pas à raisonner, il ne fait que mobiliser une capacité propre à l'espèce.

Le débat prend donc une nouvelle direction : l'intelligence, la raison, le langage sont-ils une capacité spécifique aux humains ? On se tourne alors vers David Premack, qui étudie le langage et la pensée animale à l'université de Pennsylvanie, menant depuis plusieurs années des expériences avec Sarah, une femelle chimpanzé à qui il enseigne la langue des signes.

D. Premack répond en plusieurs points. Tout d'abord, il s'oppose à ceux qui affirment que le langage est le produit de la société et de la communication sociale. Beaucoup d'espèces animales vivent en société. Mais le langage, lui, est une spécificité humaine. Est-il alors lié à l'intelligence générale ? Fort de son expérience, il soutient que les grands singes sont intelligents : ils sont capables d'abstraction, de résolution de problème... Mais leur capacité à utiliser un langage est très limitée. Le langage serait donc une capacité spécifique, non directement liée à l'intelligence générale.

Par ailleurs, D. Premack se montre très septique devant l'existence d'une fonction symbolique. Pour lui, il existe des fonctions différenciées : la capacité de représentation, de raisonnement, de catégorisation, qu'il faut étudier une par une plutôt que de généraliser par une fonction générale. Le langage est donc modulaire, non lié à l'intelligence générale, ni à la société en général. Les arguments vont plutôt dans le sens des thèses de Chomsky, même si D. Premack refuse de s'aligner dans le camp innéiste.

Tentatives de compromis et... rebondissements

A ce stade, les protagonistes se répartissent alors en plusieurs camps. Il y a ceux, comme J. Monod ou F. Jacob, qui se tiennent sur une prudente réserve. Certains, comme Seymourt Papert ou D. Premack, voudraient engager le débat sur d'autres pistes.

Les tenants de Chomsky campent fermement sur leur position. L'intéressé lui-même refuse de s'engager dans des débats trop spéculatifs et généraux qu'il juge stériles. Il voudrait que l'on s'en tienne à des hypothèses précises sur des questions limitées et réfutables, et au premier chef, sa théorie grammaticale. Sur ce point, il est en position de force, car bien peu de spécialistes présents maîtrisent vraiment la théorie linguistique et peuvent en débattre. Seul Hillary Putnam, un philosophe américain, viendra contester directement et précisément ses thèses (2). Son argument central : l'enfant ne peut organiser les phrases sans la sémantique. S'il peut découvrir les règles de la grammaire, c'est parce qu'il a accès au sens des mots (alors que Chomsky affirme que sémantique et grammaire sont indépendantes). Toute la construction de Chomsky, est, selon lui, fausse à la racine.

D'autres participants aux débats recherchent la synthèse. C'est le cas de Stephen Toulmin, Guy Cérellier, Jacques Melher... qui vont tour à tour présenter des tentatives de compromis. Jean-Pierre Changeux propose par exemple une théorie neurologique qui emprunte à la fois à l'innéisme et au constructivisme. Piaget remercie vivement J.-P. Changeux de cette tentative de compromis. « Pour ma part, j'ai tenté dans ce symposium de trouver un tel compromis en admettant l'hérédité de fonctionnement des constructions elles-mêmes. »

L'heure est venue de clore les discussions. Globalement, chacun est resté sur ses positions, même si Piaget et ses partisans ont sans cesse recherché un compromis que Chomsky et J. Fodor ont refusé fermement. En fait, comme le signale Massimo Piattelli-Palmarini, un des organisateurs du débat, l'entente était difficile, car le débat mettait aux prises « deux programmes de recherche différents »(3). Avec le recul, cette confrontation apparaît néanmoins comme un moment charnière. Les conceptions concernant le langage et la pensée basculent.

Avant 1975, les théories nativistes sont ultraminoritaires. L'optique dominante est que l'homme est un être de culture, entièrement façonné par la société, l'expérience, l'apprentissage. Or, ni Piaget ni Chomsky ne partagent cette vision. Dans les années suivantes, l'optique cognitiviste - qui conçoit l'esprit humain comme une sorte de programme interne de traitement de l'information guidé par une logique interne - va s'imposer. Les découvertes sur les capacités précoces des nourrissons mettront par ailleurs à mal les thèses de Piaget.

Aujourd'hui, le débat est loin d'être vraiment tranché. Il reste que Royaumont fut pour tous les protagonistes, une date clé dans l'évolution de leurs conceptions. Ce fut aussi un modèle de dialogue scientifique, loyal et rigoureux, comme il en existe trop rarement dans l'histoire des sciences humaines.


NOTES

1

Ils obtiendront en 1981 le prix Nobel de médecine pour leur découverte.



2

En fait, ce débat a eu lieu, après Royaumont, par échange de textes.



3

M. Piattelli-Palmarini, Théorie du langage et Théorie de l'apprentissage, le débat entre Jean Piaget et Noam Chomsky, Points Seuil, 1979.

1 commentaire:

Unknown a dit…

Super intéressant ! On en re demande ! J'ai cependant 2 critiques, une positive et une négative.

La positive:
L'article est bien écrit et rend bien compte du débat entre Piaget et Chomsky.

La négative:
Il y a un manque d'ouverture et de précision sur les nouvelles théories d'acquisition du langage.

En somme, c'est un excellent article qui est agréable à lire et correctement construit.